lundi 12 mai 2025

Marie-Laure Bertrand, comédienne (1854-1940)

 Artiste dramatique, actrice de cinéma

 

Il y a de cela cinq ou six ans c'était un dimanche, vers l'heure du dîner, j'attendais, dans un salon ami, que la maîtresse de la maison sortit de sa chambre, où la retenait je ne sais quel incident. M. X. son mari, n'était pas rentré ; tout en me chauffant les pieds je jetai un coup d'œil machinal dans la salle à manger de laquelle s'échappaient des bruits discrets d'argenterie et de vaisselle. Une jeune fille très gracieuse, à la figure fine, éclairée de deux grands yeux de biche effrayée, faisait le tour de la table en rectifiant le couvert avec beaucoup de soin, pliant coquettement les serviettes sur les petits pains, et adressant à voix basse des instructions à la cuisinière qui, paraît-il, n'était entrée chez Mme X. que le matin. Le maintien extrêmement modeste, la toilette d’une simplicité un peu austère de la jeune fille me frappèrent elle me rappelait ces charmantes cousines de province, si douces et si gracieuses, dont chacun de nous a gardé quelque image chère au fond du cœur. 
Bientôt, les quelques amis attendus pour dîner arrivèrent. A côté de deux Parisiennes à coiffures en cascades (c'était la mode en ce moment), à costumes exquis et à conversation très hardie, telles que les ont maintenant les plus honnêtes femmes, la toilette et la tenue de la gentille ménagère formaient un contraste frappant. Mme X. la traitait maternellement, et comme cette dame était souffrante, c'était la jeune fille qui s'occupait des détails du service, avec un tact et une bonne grâce infinie. Pendant le dîner elle ne se mêla pas à la conversation générale, mais comme j'étais placé à côté d'elle, je l'interpellai directement sur des questions d'art, dont on parlait, surtout, car nous nous trouvions chez des artistes elle me répondit avec une netteté et une sûreté de vue qui m'étonnèrent chez une si jeune fille. Mme X. vers la fin du repas, adressa la parole à ma voisine en anglais, et celle-ci lui répondit dans la même langue, avec le plus pur accent de la Grande-Bretagne. Ces connaissances variées, cette rectitude cette tenue réservée, ce costume de soie grise à mille raies si simple, ce col montant… j'étais fixé ! la demoiselle aux yeux de biche était une jeune institutrice, retour d'outre-Manche. On avait dîné de bonne heure, pourtant le dessert était à peine sur la table que la jeune fille se leva, sans que personne parut, s'en étonner ; elle quitta la salle à manger et revint un instant après, coiffée d'une modeste petite toque et d'un pardessus noir. Chère madame, je me sauve, voilà sept heures et demie, dit-elle, mais je ne puis trouver mon livre de messe, je croyais, en rentrant ce matin, l'avoir mis sur le piano. Je l'ai posé à côté de la pendule, ma chérie, dit Mme X. La gentille personne glissa vite jusqu'au salon et reparut tenant un joli petit missel, à couverture d'ivoire, qui était certainement son livre de première communion. Puis, ayant embrassé son amie et le mari de celle-ci, elle partit, emportant une foule d'amitiés pour sa mère. Dépêche-toi de prendre l'omnibus, tu seras en retard ! lui cria Mme X. et la porte se referma sur l'aimable enfant. 
– Voila une bien charmante personne, dis-je à cette dame, elle est sans doute dans une institution bien sévère, pour qu'il lui faille s'en aller si tôt ?. M. X. partit d'un grand éclat de rire. Elle est à la Porte-Saint-Martin où elle joue le Tour du Monde, me dit-il. 
– Ah mon Dieu ! mais c’est invraisemblable et elle se nomme ?
Sur son acte de naissance Marie Bertrand de Saint-Remy ; au théâtre, Marie-Laure mais ne revenez pas sur votre impression première Marie-Laure est la plus honnête et la plus douce fille du monde ; son père est un journaliste de talent, sa mère une femme d'une profonde érudition. Marie-Laure a embrassé la carrière théâtrale pour des raisons très honorables, comprenant que son pinceau ou son talent de pianiste ne pourraient de longtemps suffire aux charges que les malchances de la vie lui ont créées, mais elle passe à travers le feu comme une salamandre. Elle ne cesse d'être Mlle de Saint-Rémy que bien juste devant la rampe ; le reste du temps c'est toujours la jeune fille bien élevée et prédisposée au "kant", que vous venez de voir.
Cette première entrevue ne s'est jamais effacée de mon esprit, et encore aujourd’hui, alors que Marie Laure se jette, avec des cris de passion, dans les bras du héros de quelque drame terrible, je vois quelquefois à sa place surgir l’image douce et froide de la jeune fille emportant son livre de messe ou arrangeant le couvert de Mme X. Il y a fort peu de temps que le public s'est aperçu que Marie Laure avait un réel talent, et ceci parce que les directeurs de Paris n’avaient pas l'air de s'en apercevoir non plus. Tout cela a une raison. La jeune artiste fut d'abord au Vaudeville, mais chacun sait que ce n'est pas avec ses appointements qu'une actrice paie ses toilettes. Ayant la volonté très arrêtée de rester absolument libre, elle dut se consacrer au drame, qui ne nécessite pas des robes de six mille francs aux frais de celle qui les porte. Cette manière insolite de comprendre le théâtre fit hausser les épaules tout autour d'elle. Cela et les réalités brutales d'une vie pour laquelle elle n'était pas faite l'exaspérèrent elle devint positivement insupportable, de plus en plus institutrice anglaise, susceptible et mécontente. Longtemps, elle caressa le rêve de quitter la scène pour se marier bourgeoisement et élever, dans quelque modeste cottage, une nichée de babies roses. Mais, au théâtre, on n’épouse guère que les femmes qui ont un passé intéressant. Elle resta donc artiste et finit par en prendre son parti et par se laisser empoigner par l'art, où elle mit tout son cœur et toute sa vaillance. Depuis ce temps, elle n'est plus de méchante humeur, n'effraie plus directeurs et camarades avec lesquels, jadis, les piques étaient fréquentes, et son talent est apprécié à sa réelle valeur. 
Cet automne, elle a joué Nana à Bruxelles avec un brio et un charme extrêmes, que soulignait un léger embonpoint qui donnait à sa beauté quelque chose de fort plaisant. Puis elle est revenue à Paris se faire applaudir dans plusieurs créations nouvelles ; elle vient hier de remporter un grand succès dans le rôle de la San Felice, bien que le drame ait soulevé des critiques, et la voilà, à vingt-cinq ans à peine, sur le point de prendre dans le drame une des premières places sur la scène parisienne. Il est peu d'actrices qui disent plus juste que Marie-Laure, elle a une intelligence de ses rôles poussée aussi loin que possible et elle est servie à merveille par sa voix très sonore, bien que sortant d'une bouche toute mignonne. Cette singulière personne adore la campagne : elle habite avec sa mère à Rosny sous Bois où elle retourne chaque soir, malgré le peu de commodité du voyage. Aussitôt qu'un rayon de soleil le permet, elle fait du paysage, et nous verrons une toile d'elle au prochain Salon. Encore une dans le monde, Marie Laure est sérieuse, un peu triste même sa conversation est spirituelle et étonne souvent, tant elle est au-dessus des papotages ordinaires des salons. C'est celle d'une fine lettrée, à la fois piquante jusqu'à la morsure et très réservée. Marie Laure est un type de jeune chanoinesse du temps de Mme de Genlis. En somme, une des fleurs les plus originales de notre couronne artistique : rose blanche au parfum d'oranger. 
Camille  DELAVILLE.
La Presse le 13 novembre 1881.
 
 
Laure Marie Alphonsine est née à Rueil Malmaison le 20 octobre 1854, de Jules BERTRAND (1817-1894), homme de lettres et publiciste et Julie Palmyre SAINT REMY (1824-1888), institutrice, puis directrice de pension. Ses parents se marient à Paris en 1851. Ils se séparent rapidement et Laure accompagne son père à Dunkerque vers 1860. Encore enfant, en 1868, elle se produit sur la scène du Casino Rosenquest dont son père est devenu le directeur. Elle commence ensuite une belle carrière de comédienne sous le pseudonyme de Marie-Laure. D'abord aux théâtres de la Porte Saint-Martin, du Château d'Eau, de l'Odéon où les critiques lui reconnaissent de vraies qualités d'artiste. En 1883 elle rompt son contrat avec l'Odéon pour s'engager deux ans au théâtre Michel de Saint-Pétersbourg. En 1885 elle obtient un engagement de trois mois pour le théâtre de Buenos-Ayres. En 1896 elle est nommé professeur d'art dramatique au Conservatoire de Marseille, mais démissionne en 1901 pour y créer une école lyrique et dramatique dans l'ancien gymnase de la rue Saint Jacques. En 1929 on l'interroge sur ses partenaires :
Avec quel partenaire préférez-vous jouer ? réponse de Mme Marie Laure : Hélas je me trouve dans l’impossibilité de répondre à votre question ! Étant donné mon grand âge, ma longue carrière (je vais entrer dans ma cinquante-cinquième année de théâtre), j’ai trop de souvenirs ; ils sont trop les grands artistes avec lesquels j’ai eu l’honneur et la joie de jouer ! Depuis 1874, époque de mes débuts, ayant eu la chance de ne jamais faire de cabotinage, soit en tournée, soit à Paris, j’ai fait partie de distributions où se trouvaient les plus illustres vedettes du moment… Des noms ? Parmi les femmes : Sarah Bernhardt, Réjane, Agar Farguelt (qui fut mon professeur), Reichemberg, Brandès, Bartet, Lily, Samary (Jeanne) ; les artistes hommes en prenant à mes débuts : Taillade, Lacressonnière, Dumaine, Pauli, Menier, Parade, Saint Germain, Silvain, puis, plus près de nous : Guitry, Huguenet, Coquelin aîné et cadet, les deux Mounet, de Féraudy, Le Bargy, Got… et j’en oublie. Convenez que le choix est difficile ; auprès de tous, j’ai eu des grandes joies d’art, aimant mon métier avec passion ; à chaque pièce et même maintenant j’ai un acte… une scène qui me plait plus particulièrement… mais choisir ! Ce n’est jamais la même chose et c’est toujours pareil. Mon Dieu, que j’ai la plume bavarde, excusez-moi… il ne faut pas me mettre sur le chemin du souvenir, j’aime trop mon théâtre, je ne sais plus m’arrêter (L'Ami du Peuple) A partir de 1911 (dans Une Conquête de Henri Pouctal) elle s'intéresse au cinéma et joue dans plus d'une quinzaine de films, ses probables derniers rôles étant celui de la marquise de Langrune dans Fantomas de Paul Féjos en 1932 et dans Il était une fois de Léonce Perret avec Gaby Morlay en 1933. Au cinéma et au théâtre elle côtoie sur scène les plus grands artistes de son époque : Louis Jouvet, Arletty, Michel Simon, etc. En 1933, doyenne des comédiens français, elle annonce prendre sa retraite après 62 années de théâtre. Elle décède le 15 décembre 1940 au domaine de Beaudouvin à La Valette du Var.

Christian Declerck
12 mai 2025

Comœdia 15 décembre 1908

Comœdia 1er mars 1910

Annales Politique 13 avril 1916

Excelsior 5 avril 1933


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